Un récit des moments forts à Assier et Gourdon
Par Georges Matichard
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Notre repérage de la portion Figeac / Gourdon se fera en deux temps.
Nous commencerons à Assier, au Copeau, un nouveau lieu de résidence ouvert par l’association des Clous, compagnie de cirque. C’est un ancien atelier de charpente au fin fond d’une petite zone artisanale rurale. Nous y resterons deux semaines et nous irons compléter cette session par deux autres semaines à Gourdon, accueillis par la médiathèque.
Habiter un endroit
Lundi 12 septembre : arrivée à Assier, première semaine
Nous logeons chez Eric et Brigitte, dans une charmante partie de leur grande demeure où nous sommes reçus très chaleureusement. Dès le lendemain, nous avons une première rencontre publique et une présentation du projet au Café de la Halle rouvert pour l’occasion, devant une bonne vingtaine de personnes invitées par l’Asso des Clous.
Mathilde et Lucie qui nous accueillent ont parfaitement joué le jeu des invitations et il y a là de nombreux acteurs locaux complices de l’Asso des Clous. A l’issue de cette rencontre, ça discute beaucoup, nous recevons des nouveaux contacts pour bien commencer la résidence.
Nous passons notre première semaine à faire de la cartographie, à arpenter le territoire vers les lieux que nous pressentons et à vérifier ceux qui seraient jouables sur la trajectoire suite aux contacts noués ( acteurs culturels locaux, médiathèque, atelier d’artistes, fermes). Le secteur autour d’Assier est riche d’un fort réseau associatif !
Mathilde nous accompagne souvent. Nous sommes impressionnés par le réseau de fermes associatives, collectives dans le secteur. Des petits marchés nous permettent de rencontrer des jeunes paysans aux convictions fortes. Boulangers, éleveurs, maraîchers, fromagers : tous et toutes sont engagé-es vers une agriculture sobre, respectueuse et de qualité. Il y a également de nombreuses interrogations et de réponses alternatives sur le droit d’usage des terres et leur accessibilité pour des jeunes désireux de pratiquer une agriculture mutualiste, plus conforme à leurs engagements.
Ces nombreuses rencontres impriment déjà fortement toute cette partie du chemin sur la notion d’ « habiter la terre ».
La première semaine passe à vive allure et se conclut par une fête paysanne à Issepts avec plus de 300 personnes autour d’un gros marché paysan avec méchoui, débats, conférences et musiques. Nous sommes frappés par la moyenne d’âge de cette manifestation. Il y a visiblement un passage entre une certaine génération « pionnière » et une nouvelle, prête à reprendre les rênes, en ré-inventant des procédés économiques plus en phase avec leur époque. Tout cela semble se faire en véritable coopération et avec une dynamique tangible.
Boîte noire
Nous terminons notre première semaine de résidence au Copeau par une nouvelle rencontre avec le public, avec cette fois une mise en scène. Nous préparons la soirée avec Julia et Pauline, Tom arrivera juste une heure avant le public, directement d’Ardèche.
Nous profitons pleinement de la mise à disposition du grand hangar atelier en forme de demi cylindre en bois dans lequel l’Asso des Clous a installé une « boite noire » : une scène avec de grands pendrillons noirs au fond et sur les côtés, un grill pour y accrocher quelques éclairages et un tapis de danse noir.
Désir de théâtre, de grotte et d’obscurité… Je me demande si la possible fascination de la grotte pour les humains ne préfigure pas le théâtre moderne, où plutôt si la fascination de la boîte noire ne surgit pas de la même manière depuis la nuit des temps. Rappelons-nous, enfants, la table de la cuisine sur laquelle on posait rapidement une couverture… ce premier théâtre de l’imaginaire, cette première grotte, cette première pénombre subtilisée à la lumière blafarde de la cuisine.
Quelle est cette passion de l’humain à chercher une obscurité pour exprimer le monde ? Le soleil, impitoyable dans sa façon d’être là, ou pas là, en dehors de la volonté des hommes, est-il un jour devenu trop encombrant pour la création humaine ? L’homme s’est il rêvé en Dieu Soleil pour devenir lui-même maître de la lumière, créateur de Monde ? Comment expliquer qu’au XXIe siècle, l’illustre peintre centenaire Pierre Soulages (vivant non loin de là et récemment disparu) ait encore passé la moitié de sa vie, à faire sortir la lumière du noir ? Que s’est il passé durant tout ce temps ?
Mais il est vrai que le temps est relatif, puisque, avec ses 36.000 ans, la vénérable grotte Chauvet n’est qu’à 360 Soulages de nous..
Donc cette fois-ci l’accueil du public se fera à l’extérieur en pleine lumière et nous entrerons, comme dans n’importe quel théâtre, comme dans n’importe quelle grotte, comme sous n’importe quelle table, mais dans le noir !
Une trentaine de personnes a fait le déplacement. Nous reconnaissons quelques visages venus la semaine dernière, et pas mal de têtes nouvelles… Après une brève re-présentation du projet à l’ombre du soleil qui tape quand même un peu trop fort, le public est invité à entrer dans le hangar où l’attend un petit moment théâtral introductif à l’exposition des dessins de Tom.
Ceux-ci sont posés à même le sol de la scène, sur le tapis de danse noir, et forment un cheminement que les spectateurs empruntent dans une lente circonvolution, en file indienne, le regard vers le sol, en silence.
Sur un fond de musique des bestioles de Jean Poinsignon, cette scénographie épurée rappelle un chemin initiatique menant à quelque cérémonie.
Au bout de la soixantaine de dessins répartis sur une cinquantaine de mètres, le public entre, un par un, dans la salle de travail où il découvre nos habituelles cartes au 25.000ème aboutées et affichées. Une nouvelle prise de parole rapide pour décrire là où nous en sommes du projet précède les discussions qui se font naturellement autour des cartes, et plus tard autour d’un apéro offert à l’extérieur.
Nous profitons de la douceur de la soirée pour continuer d’échanger, nous recevons des conseils avisés, des nouveaux contacts, nous sommes tous enchantés.
Mardi 20 septembre
Nous partons sur le terrain pour repérer les alentours de Rocamadour. Nous voulons comprendre comment relier Gramat à Gourdon en profitant du paysage de Rocamadour, tout en évitant de plonger dans son flot touristique. Nous voulons aussi vérifier si, ce que nous avons identifié sur la carte, comme un vaste territoire assez désertique avec très peu d’indications, tient la route. Nous imaginions un espace assez sauvage. Séduisante perspective d’une nuit en bivouac sur notre trajet…
Mais au cours du repérage, nous tombons face à d’immenses barrières formant la ceinture de protection du CEA de Gramat, centre militaire plutôt névralgique.
Nous comprenons alors pourquoi il y avait si peu d’indications sur la carte dans ce vaste espace ! Nous réalisons aussi que nous devons encore apprendre à mieux lire ces fameuses cartes. En effet, certains signes auraient pu nous alerter…
Nous concluons notre sortie par une belle balade en face de Rocamadour, et cette fois-ci c’est un dolmen qui nous attend. Lui, nous l’avons bien repéré sur la carte !
Page blanche
Mercredi 21 septembre
Une visite de la grotte de Cougnac le matin et une rencontre, l’après-midi, avec tout un groupe d’auteurs de bande dessinée en résidence à la grotte de Pech Merle sont prévus à l’agenda.
Patricia Monniaux du parc des Causses du Quercy, avait invité ces auteurs à venir dessiner dans une grotte vierge, près de Pech Merle, pour une expérience, gratuite et généreuse. Quelques années auparavant certains d’entre eux avaient déjà réalisé l’ouvrage collectif dessiné Rupestre, un road trip à la rencontre de l’art préhistorique dans les grottes ornées du Quercy. Un grotte trip en quelque sorte.
Malheureusement, le Covid ayant eu raison de notre guide, nous devons annuler Cougnac. Nous en profitons pour ranger le gîte et le Copeau en prévision de notre changement de résidence. Lorsque nous apprenons aussi que la visite dans la grotte avec les dessinateurs ne pourra avoir lieu comme prévue ! Car depuis quelques jours, la présence, de cette bande et de l’équipe qui les filme a déséquilibré l’hygrométrie de la grotte, au point de menacer la production de champignons d’un producteur qui en loue une partie.
Il y a des jours comme ça, qui semblent dédiés à l’annulation…
En réfléchissant avec Patricia, nous décidons d’aller quand même à Pech Merle au moins pour voir la grotte. Il faut dire que depuis le début du projet, nous sommes interpellés régulièrement sur Pech Merle pour différentes raisons. Particulièrement depuis la parution du Droit du sol où Etienne Davodeau part seul à pied sur les chemins depuis Pech Merle vers Bure sur Yvette, lieu d’enfouissement de déchets nucléaires. Son récit met en lien ce qui sépare ces deux temporalités et interroge les traces qu’on laisse sur et sous notre sol.
Son projet et le nôtre étant nés pratiquement simultanément, combien de fois avons-nous été interpellés sur le cousinage des propos entre sa bd et Marcher Depuis ?
En raison de sa situation géographique et de l’importance de ses représentations préhistoriques, la grotte de Pech Merle nous était devenue totalement incontournable et notre désir de la découvrir n’avait fait que grandir depuis l’invitation de Patricia. Qui plus est, l’inactivité forcée des dessinateurs ce mercredi-là nous permet de les rencontrer quand même. Dans de toutes autres conditions certes, mais dans une disponibilité inespérée…
Ainsi, nous déjeunons avec eux tous, rejoints par Patricia et Bertrand le conservateur du musée. Nous passons un long moment sur l’aire de pique-nique de Pech Merle dans une forte intimité. Grâce aux champignons, nous avons tout le temps pour échanger sur leurs pratiques, leur raconter Marcher Depuis et discuter de ce que le projet éveille en eux.
Tout amateur de bande dessinée rêverait d’un tel repas !
Il n’y a là que des grands noms de la bd : sept samouraïs du crayon en pause forcée de leur ouvrage collectif. Simplement en découvrant leurs noms, notre Tom qui les connaissait tous, avait été impressionné. Avec nous à table : Étienne Davodeau, Baudoin, Troubs, David Prudhomme, Pascal Rabaté, Emmanuel Guibert et Chloé Cruchaudet.
Avec cette bande, vous faites un salon de la bd exceptionnel !
Mais l’amitié qui unit ce groupe rejaillit aussitôt sur nous par une écoute humble et bienveillante, brisant la glace de notre imaginaire, et les discussions allant bon train, nous prenons le temps de ce repas jusque dans l’après-midi.
Nous remercions vivement les champignons de nous avoir évité une rencontre furtive et inopportune dans une grotte étroite où notre présence aurait été gênante plus qu’autre chose, pour eux comme pour nous. Au lieu de quoi nous avons vécu un moment unique de partage, riche et chaleureux.
Nous retournons le soir à Assier en prenant la route de la magnifique vallée du Célé et serons prêts dès le lendemain pour retourner visiter la grotte de Cougnac avec les étudiants en Dn Made (diplôme national des métiers d’art et du design) d’Amélie Balazut. Amélie est également chercheuse en préhistoire et nous nous étions rencontrés aux Ateliers du geste près de Conques.
Habiter un envers
Jeudi 22 septembre, matin
Nous quittons Assier, faisons la route en convoi, déposons des véhicules en chemin et filons vers Cougnac où nous retrouvons Amélie Balazut, deux de ses collègues et une quinzaine d’étudiants avec qui nous allons faire la visite de la grotte.
Nous faisons une visite extraordinaire guidés par Francis Jach dont nous avait déjà longuement parlé Jean-Michel Geneste et que nous aurions déjà dû rencontrer lors de notre dernier séjour en Dordogne, au printemps. Malgré l’insistance de Jean-Michel, nous n’imaginions pas à quel point cette visite et cette rencontre seraient déterminantes pour nous.
Francis nous emmène dans un premier temps dans une grotte attenante au petit musée d’accueil, dans laquelle il nous fait une magistrale explication géologique des formations de calcites, des stalactites et répond à toutes les questions que nous lui posons. Il manie l’épaisseur de temps avec dextérité et bonhommie, nous abreuve de précisions et d’anecdotes pendant que nous déambulons à l’écoute du personnage. On dirait qu’il habite le lieu depuis la nuit des temps. Il connaît la grotte sous toutes ses coutures.
Cette première cavité distincte de la grotte ornée fonctionne comme un sas d’apprentissage pour les novices que nous sommes presque tous, exceptée Amélie qui connaît bien le lieu pour l’avoir observé et étudié dans le cadre de ses recherches. Ses commentaires discrets en dialogue avec Francis sont également précieux pour ses élèves, comme pour nous.
Nous voilà maintenant dans une grande salle dont le plafond assez bas forme une superbe coupole régulière, entièrement recouverte de milliers de stalactites blancs nacrés. Pas très grands, de quelques dizaines de centimètres de longueur, presque à touche-touche, ils forment un décor digne des mille et une nuits.
Nous restons bouche bée devant cette splendeur géologique.
Les stalactites ont presque tous, à leur pointe, une petite goutte d’eau. Certaines semblent prêtes à tomber. D’autres commencent à se former, laissant croire à un cycle de l’eau perceptible à nos yeux. Avec Tom, nous observons dans cette voûte étoilée en relief, une de ces petites gouttes juste au-dessus de nos têtes qui semble bien être arrivée à l’instant de sa chute, avec peut-être l’espoir de la voir tomber devant nous. Mais quand Francis nous explique la temporalité de cette formation, nous comprenons qu’ici, le temps ne fonctionne pas de la sorte.
La petite goutte fragile et gracile va rester encore un long moment dans cette position car il y a certainement plus de cinquante ans qu’elle a commencé son voyage depuis la surface du sol où elle s’est formée. Elle aura mis autant de temps à traverser la mince couche d’écorce terrestre au-dessus de nous, que nous en avons mis pour venir vivre cet instant, depuis notre naissance. Elle n’échappe pas à la loi de la gravité dans l’espace, mais elle lui résiste dans le temps. Une fois de plus, la perception du temps long nous semble totalement poétique et bouleversante quand elle est facilement imaginable.
Francis est un guide qui excelle dans ses démonstrations et que nous écoutons avec ferveur quand un cri effarouché signale la présence d’une énorme chauve souris accrochée à une stalactite. Une fois repérée, nous voyons un petit sac noir de quelques centimètres de longueur pendouiller au bout de son perchoir. On dirait une grosse goutte d’encre noire perlant au bout de la stalactite. Le contraste avec les milliers de gouttes d’eau blanc nacré est saisissant. Il fallait la voir ! Maintenant on ne voit plus qu’elle !
Francis nous parle d’elle. Comme s’il trempait la plume de son inspiration dans la goutte d’encre noire, il devient intarissable et nous fait le récit de l’histoire de son amie : elle est là depuis des années. Enfin, elle habite la grotte depuis des années, car une chauve-souris peut vivre trente ans. Et si Francis la connaît personnellement c’est parce que, quand elle s’en va chasser, elle revient toujours systématiquement sur la même stalactite. Car c’est SA stalactite. La même au milieu de quelques milliers d’autres, toutes quasiment semblables, dans un noir profond. Seuls elle et lui savent la situer précisément dans la forêt minérale suspendue.
C’est à peine croyable pour nos pauvres yeux qui semblent être des instruments tellement rustiques là où nous sommes.
Me voilà à nouveau plongé dans une méditation profonde avec une noria de questions dans la tête en écoutant le véritable Batman nous raconter sa petite protégée vivant presque seule, sans concurrence dans sa galaxie minérale.
Pourquoi revient-elle toujours à cette stalactite plutôt qu’à une autre ?
Et comment fait-elle pour retrouver son logis dans cette densité ?
On parle souvent des radars des chauve-souris et de leurs extraordinaires facultés d’écholocation. Un GPS ne ferait pas mieux.
Profitant de notre émerveillement, Francis nous abreuve de renseignements sur les facultés hors du commun de ces bestioles.
Ce mini être vivant à l’envers de nous habite le ciel de sous la terre. Il vit la nuit et dort la tête en bas, pendu par les mains. Car oui, ce sont bien par des petites mains que la chauve-souris s’accroche à la stalactite. C’est grâce à leurs tendons rétractables et au poids de l’animal, qu’elles se referment et serrent fort leur support, sans le moindre effort. La chauve-souris a le sang chaud lors de ses activités : son cœur bat à 180 battements par minute. Pendant l’hibernation, il passe à 3 battements par minute et son sang devient froid. Ses ailes repliées sur elle l’entourent entièrement et la protègent alors comme une couverture thermique.
La bestiole est fascinante et mystérieuse et son histoire entre en résonance avec les questions sur « habiter la terre » qui ont commencé à se poser depuis le début de cette résidence.
Là, devant nous, vivant à notre envers, dans sa grotte depuis la nuit des temps, c’est elle, la véritable survivante de ces cavités.
Avec toutes ses facultés très étranges, aurait-elle pu aussi développer un système de mémoire particulier qui lui permettrait d’être encore en lien avec ces temps anciens où l’ours régnait en maître dans les lieux, quand l’homme venait audacieusement lui décorer la chambre ?
Peut-être que le fait d’habiter les plafonds, accrochée par les mains, l’a épargnée de la concurrence entre tous ceux qui marchaient debout sur leurs pieds, plantigrades ou erectus, eux et leurs problèmes de territoire ?Cela lui a sans doute permis de rester elle-même, reine des grottes, éternellement suspendue dans son monde inversé dont elle a fait son « cielitoire ».
Elle est l’anti-ange, leur image opposée, une étrange étrangère habitant à l’envers dans le ciel des ténèbres. Ce n’est pas pour rien que notre imaginaire l’a associée aux sorcières. D’elle, aujourd’hui, nous nous méfions encore.
Nous lui prêtons même la capacité de nous transmettre les pires virus, alors qu’elle les porte simplement et pourrait les garder pour elle si nous n’allions pas les débusquer de nous-mêmes.
Mes pensées se dissipent lorsque Francis nous guide vers la sortie et que nous retrouvons la lumière du soleil, éblouis du dedans, éblouis du dehors.
Nous nous dirigeons vers la grotte ornée, objet de notre visite. Francis profite du chemin pour nous faire apprécier la distance temporelle qui nous sépare de la grotte ornée grâce à une astucieuse échelle de temps où chacun de nos pas représente un siècle.
Pour les avoir pratiquées à chacune des visites guidées réalisées avec Monik LéZart, je sais combien ces échelles vivantes sont précieuses tant elles sont efficaces et inoubliables. Elles mettent en image ce que nous ne pouvons ressentir par les chiffres. Je suis heureux de les vivre à mon tour en spectateur, cela conforte la proximité de l’approche avec Francis.
Nous arrivons à la grotte ornée. Nous pénétrons sous la terre par un ensemble tortueux de cavités, beaucoup plus vaste que je ne l’imaginais.
Et surtout, cette fois, nous empruntons le même chemin que les préhistoriques. Nous découvrons la grotte telle qu’ils l’ont découverte, nous sommes dans leur pas, dans leurs yeux. Cette dimension est très émouvante, il est vrai qu’elle est absente des pourtant si magnifiques reconstitutions que sont Chauvet 2 et Lascaux 4.
Le trajet est sinueux et nous devons circuler de salle en salle par des couloirs, en file indienne. Francis ouvre la marche et fait toute la visite … en marche arrière. Naturellement, nous avons comme consigne de ne rien toucher. Lui malgré sa marche arrière ne touche rien lui non plus. Sans se retourner un seul instant, il aborde tous les virages et évite tous les obstacles.
Au passage d’une autre salle, je passe en tête de la file indienne pour l’observer de face dans cet exercice. Dans cet étrange face à face, je me demande dans quel miroir je suis. Lui, devant moi en marche arrière, nous ouvre la voix comme on remonte le temps.
Alors que je le questionne sur son extrême connaissance lui permettant la marche arrière, d’un sourire malicieux il me dit qu’il a des yeux derrière la tête et au même instant, il la penche brusquement sur son épaule. Je vois alors à sa place la stalactite que son mouvement a évité très précisément. Impressionnant.
Je crois plutôt qu’il a développé lui aussi un sens d’écholocation au contact de ses amies les chauve-souris. Il s’accrocherait d’un seul coup à une stalactite la tête en bas que cela ne m’étonnerait pas plus que ça maintenant.
Il s’arrête de temps en temps et nous montre ce que nous ne voyons pas, les innombrables traces laissées par les anciens sur leur passage, des signes par ici ou par là, à peine perceptibles même éclairés. Francis nous fait apprécier l’acoustique exceptionnelle par endroits, nous parle des sonorités de certaines stalactites qui ont sans doute servi à une expression musicale. Sommes-nous dans un conservatoire paléolithique ?
Nous finissons par arriver aux fresques.
Plus modestes que celles des grandes sœurs Lascaux, Chauvet ou Pechmerle, la rencontre n’en est pas moins émouvante. Bouquetins, mammouth, cerfs sont là, gracieux , fins et imposants, parfois esquissés, souvent incomplets. Francis nous montre avec sa lampe les contours d’animaux à peine perceptibles. Même quand une silhouette se résume à une simple trace, notre imaginaire sait reconstruire les parties manquantes de son image.
A nouveau cette incroyable sensation si souvent relatée, « on dirait qu’elles viennent d’être faites », « que le peintre est juste derrière nous », encore et toujours ce sentiment de faire un voyage dans le temps en quelques secondes.
Parmi les animaux présents, le mégacéros attire mon attention. C’est un très grand cerf avec des bois gigantesques dont l’envergure peut dépasser les trois mètres. Je trouve totalement fascinant qu’un tel animal ait pu exister avec une ramure pareillement encombrante et sans doute très lourde à porter.
Je me demande si cette fascination était la même pour celui qui l’a dessiné…
Re-présentation
Pour quelle raison choisir tel ou tel animal, à côté de tel ou tel autre ? Et si c’était la simple raison du beau ? Sommes-nous maintenant dans une galerie d’art ? Y a t-il un sens à traverser une salle de conservatoire musical pour arriver dans une salle d’expo de dessins ?
La salle où sont exposés les dessins de Cougnac n’est pas très grande et, au milieu d’elle, trône une grosse colonne allant du sol au plafond, dont on peut imaginer que la présence a pu jouer dans le choix de la salle. J’expérimente en silence un mouvement de spectateur faisant le tour de la colonne : j’imagine que je suis seul porteur de lumière et je vois les principes d’apparitions et de disparitions, de déambulations, de jeux de lumière dans une boîte noire, autant d’éléments d’une représentation théâtrale primitive possible.
Théâtre, danse, musique, dessin, la pensée vertigineuse que ces pratiques nous accompagnent depuis des dizaines de milliers d’années me reprend.
Notre curiosité et notre capacité d’émerveillement sont intactes depuis des millénaires : il suffit d’observer les sourires sur les têtes penchées des étudiants, devant les peintures. Ou de voir Tom accroupi, un peu à part, le regard plongé dans les détails d’un bouquetin. Ou encore de mesurer le plaisir évident que prennent Francis et Amélie à nous faire découvrir ces lieux, à nous en raconter l’Histoire.
« On se retrouve comme des gosses devant ces peintures » Ces commentaires sont tellement fréquents. Ils sont même systématiques chez les chercheurs des premiers regards pour décrire leur émerveillement. D’ailleurs, les découvreurs sont souvent de vrais gosses que la curiosité et la soif d’aventure ont poussé au fond des montagnes à en scruter les moindres recoins.
Imaginer que les préhistoriques jouaient de la même manière, avec la même source enfantine qu’aujourd’hui, à se faire peur dans le noir, à faire de la musique, du théâtre, des dessins pour conjurer ces peurs, voilà précisément une des pensées fondatrices du projet.
Comprendre la culture que nous avons vécu entre cette période où l’on savait visiblement raconter le monde et celle où nous nous sommes mis à l’écrire nous permet de mieux saisir notre capacité d’imaginer, en observant l’enfance, qu’elle soit de notre histoire, de nous, de l’art.
Jeudi 22 septembre, après-midi
Nous ressortons de notre voyage dans le temps à la lumière du jour, encore plus éblouis que tout à l’heure. La faim nous tiraille et en remerciant chaleureusement Francis Jach pour sa visite, nous allons vers l’aire de pique-nique partager un repas avec les professeurs et les étudiants d’Amélie Balazut.
Après une brève présentation du projet aux étudiants, Tom leur parle de son travail, de son approche. Nous faisons circuler le recueil de ses dessins. Puis, nous engageons une discussion avec les professeurs sur nos prochaines collaborations, comment le groupe pourrait rejoindre le projet etc ..
Le groupe devrait aller plusieurs jours marcher sur les chemins du parc du Quercy cette année. Nous proposons d’organiser une rencontre « surprise » sur leur chemin, en situation.
Nous ferons grandir cette proposition au cours de l’année qui vient.
Jouer
Vendredi 23 septembre : Gourdon
Des stalactites encore plein les yeux,Pauline et Julia vont travailler dans notre nouveau gîte tandis que Tom et moi allons à la médiathèque. Sa directrice Marianne Terrusse nous accueille et nous montre l’espace qui nous est réservé. Nous avons une belle place à l’étage dans l’espace public et nous commençons aussitôt notre installation sur les bureaux mis à disposition : nous affichons nos fameuses cartes topographiques un peu partout. L’espace est beau et l’accueil par Marianne et tout le personnel est très chaleureux. Nous y retrouvons aussi Louise Pierre responsable de la maison du Piage, site préhistorique au nord de Gourdon, avec laquelle nous avions déjà un lien. Notre temps de résidence a été très bien préparé par Marianne qui nous a concocté un agenda rempli de rendez vous.
En premier lieu, dans l’après midi nous devons rencontrer Christelle Franca. Artiste autrice hyper sensible, grande voyageuse, venant du milieu de la danse et du ballet,elle a étudié les pratiques de soins par l’écoute et le son, sujet pour lequel elle a réalisé une maîtrise. Ce qui l’a conduit à séjourner longuement au Liban, à œuvrer pour les enfants dans les camps de réfugiés et les villages. Elle collabore assez régulièrement en création sonore avec Wajdi Mouawad.
Comme Marcher depuis fait grandement écho à sa pratique et à son parcours artistique, elle manifeste de manière enthousiaste son intention de suivre le projet et de le rejoindre d’une manière ou d’une autre. De cet échange, je retiens l’intensité dans le rapport sensible à l’imagination, la création, le rapport écoute /écriture, et le lien avec le monde de l’enfance.
Sans transition aucune et le contraste est grand, nous recevons, juste après, Nicolas, un grand gaillard responsable du réseau rando à la communauté de commune. Grâce à la grande carte qu’il nous a apportée, nous pouvons étudier ensemble quelques trajectoires : il nous donne de précieux conseils sur cette région que nous découvrons.
Puis nous reprenons la route le soir même, tous les quatre, vers Pech Merle pour assister à la sortie de résidence des dessinateurs qui avaient dix jours pour orner une grotte. Cette soirée de témoignages de leur expérience est organisée par le Parc du Quercy dans l’auditorium de Pech Merle où une curieuse scénographie nous attend : nous sommes spectateurs d’une scène où les dessinateurs en rang d’oignon nous font face, assis sur des chaises. Ils tournent le dos à l’écran où défilent les images de leur travail prises par Marc Azéma qui a réalisé ces captations en vue de la production d’un documentaire.
Nous les écoutons alors que ces images défilent en fond de scène ce qui produit une surprenante mise en abîme de la question du cadre dans la représentation.
Nous observons le travail de spécialistes du cadre, de la case et du support plan, pendant qu’ils nous racontent précisément leur expérience du hors cadre et du support en relief. Et la visibilité de leur travail ne se fera finalement qu’à travers le cadre d’un écran (présentement dans leur dos ) puisqu’il n’est pas prévu que le public accède un jour aux images réelles dans la vraie grotte…
Les dessinateurs relèvent tous la difficulté de s’adapter à un support si éloigné de leurs habituelles planches à dessins ou tablettes numériques. Alors que plusieurs d’entre eux sortent déjà de leurs cases dans leur bd même, là le challenge est tout autre. La position debout, l’engagement de tout le corps, les matériaux utilisés, l’état de surface des parois, chacun exprime ce qui l’a surpris, déstabilisé…
S’ils affirment tous humblement ne pas être forcément contents de leur travail par rapport à la qualité qu’ils sont habitués à produire, tous aussi racontent les bons moments passés, le partage du temps, des parois et des matériaux, la bonne humeur pour ne pas dire la rigolade, leur complicité, leur admiration mutuelle.
Les récits des dessinateurs sont forts. Ponctués par quelques anecdotes, ils nous livrent surtout un moment d’amitié et de partage sur une expérience humaine d’œuvre collective. Et c’est peut-être le plus frappant de leur récit.
Eux aussi étaient « comme des gosses », et finalement ils sont juste allés jouer, comme on joue de la musique, comme on joue à faire du théâtre.
Ceux qui ont déjà expérimenté des chantiers collectifs connaissent aussi cela, cette émulation, ce bête plaisir à créer ensemble, à partager les imaginaires. Il est certain que ces mêmes sentiments étaient déjà communs il y a 40 000 ans.
Depuis que nous avons commencé à jouer à plusieurs avec nos mains, nos pieds, notre bouche, dans le berceau de l’humanité, créer et jouer ensemble procure toujours la même joie. Et ce, depuis une nuit des temps encore plus profonde que la naissance de l’Art. C’est la base de notre relation sociale, aujourd’hui comme hier.
Nous retournons tardivement vers Gourdon, la route du retour passe rapidement, nous avons largement de quoi discuter.
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A suivre …