Les 2 et 3 février se tenaient à Mende les « rencontres nationales de la pierre sèche et de la lauze » co-organisées par l’ABPS ( l’association des artisans bâtisseurs en pierres sèches qui a fondé l’école nationale de la pierre sèche) et l’association des Artisans Lauziers Couvreurs.
par Georges Matichard
Une première journée destinée aux professionnels, avec conférences, rencontres, expositions et démonstrations, pour parler des problématiques de filière, de visibilité, raconter les belles avancées sur le bâti en pierres sèches, les couvertures en lauzes, défendre le très rare métier de carrier …
La deuxième journée était davantage ouverte au grand public, avec en extérieur des démonstrations et des ateliers participatifs pour s’essayer à la taille de pierres, à l’assemblage de pierres sèches ou à la taille et la pose de lauzes sur un petit bout de toiture. Tout cela encadré par des professionnels désireux de faire découvrir leurs métiers.
Lors de notre traversée 2023, nous avions visité les ateliers de l’ABPS et dans leurs locaux à l’Espinas, en voyant ce mélange œuvre et ouvrage, ce savoir ancestral inscrit dans une modernité, nous avions constaté ensemble l’intérêt d’approfondir cette rencontre.
Nous nous étions donnés rendez-vous en février avec une idée simple : apporter une touche sensible à ce rassemblement, sous la forme d’une conférence théâtralisée.
J’avais rapidement contacté l’archéologue Jean-Guillaume Bordes pour venir tester une forme de conférence partagée, en préfiguration d’une autre forme que j’imaginais poursuivre lors des temps forts de la traversée 2024.
Nous nous étions donnés rendez-vous dès le premier jour de l’évènement, soit la veille de notre prestation, histoire de s’imprégner de l’endroit et des gens, et de préparer au mieux notre prestation du lendemain.
Sitôt arrivés sur le site, en approchant du centre et des lieux de démonstrations, l’oreille de l’archéo tailleur de pierres fut saisie par le son du piquetis des burins des tailleurs de lauze.
La même musique ici que sur les chantiers de taille de silex en archéologie expérimentale familiers à Jean Guillaume.
L’archéologue arrivant sur le site stoppait net devant le premier stand d’un tailleur de lauze en pleine démonstration.
Aussitôt en écoute et en observation des gestes précis de l’artisan, se baissant pour ramasser les éclats qui tombaient sous les petits coups répétés de son marteau, il se mit à les observer et les reconstituer comme il l’aurait fait sur un site de fouille.
Attirant l’attention du tailleur, curieux à son tour d’observer ce comportement, il lui dit :
« Je suis archéologue et c’est drôle, parce que d’habitude j’arrive sur un site, un peu comme ici, mais les humains ont disparu depuis très longtemps, les objets ont voyagé et mon métier est d’essayer de comprendre les objets fabriqués par l’étude de leurs déchets et ainsi de peut-être mieux comprendre qui étaient les humains qui les ont produits …»
Dès cet instant, les deux comprenaient le point de leur rencontre et le dialogue possible. Celui-ci commençait par des accords de vocabulaire. Pour l’archéologue un vocabulaire riche pour décrire un éclat de pierre, les points d’impact du percuteur, de liaisons, d’arrachement, et pour le tailleur d’autres mots pour parler davantage des gestes, des mêmes points d’impact mais sur la lauze créée. Le ton du week-end était donné, l’espace de rencontre était ouvert, et je me régalais à l’avance de ce qui allait suivre. Visite de la lithothèque (une belle collection de lauzes) sous l’œil expert de Jean Guillaume, conférences, échanges passionnés avec un artisan carrier, et nous voilà prêts à concocter le contenu de la deuxième journée.
Le lendemain, journée ouverte au grand public, nous voilà prêts pour la cirqu’onférence à deux voix intitulée :
« Des yeux au bout des doigts ».
Devant un parterre constitué majoritairement de professionnels de la pierre, après une brève présentation de Marcher depuis la nuit des temps, Jean-Guillaume ouvrait le dialogue en posant une pierre importante dans le jardin des artisans présents dans la salle.
« Puisque nous définissons l’ humain à ses capacités à se servir d’outils, pour moi, vous êtes les détenteurs des plus anciennes mémoires de l’humanité ».
Et pan ! A la vue des regards interloqués, ça commençait fort.
J’apportai de mon côté quelques notions sur notre rapport sensible à l’assemblage lors d’une construction de murs en pierres sèches. Nous pouvons ressentir un étrange état de grâce lorsque les pierres émergeant d’un simple tas sous un œil expert, semblent s’inviter elles-mêmes. Elles trouvent alors parfaitement leur propre place dans le mur en devenir, offrant au bâtisseur le sentiment que son savoir-faire est essentiellement celui d’un passeur.Chaque bâtisseur connaît cet état, et sait que son mur sera solide s’il arrive à fusionner ses perceptions et ses connaissances avec la matière et l’espace. Cette réflexion faisait donc mouche elle aussi.
De son côté Jean-Guillaume prenant le propos en écho, pointait comment dans ses pratiques il pouvait faire appel lui aussi à cette relation sensible où l’imagination et l’inspiration tiennent un rôle tout à fait complémentaire à la somme de nos connaissances.
Sur un écran de projection, le public découvrait en même temps des photos prises lors de sites de fouilles archéologiques de taille de silex et de pratiques de reconstitutions. Il pouvait observer également quelques bifaces authentiques circulant de mains en mains, pouvant apprécier pleinement d’un œil professionnel l’incroyable savoir-faire existant déjà il y a si longtemps.Cet échange eut un certain retentissement et fut très bien reçu par le public en général et les professionnels en particulier et occasionna de nombreux échanges passionnés et passionnants jusqu’à la fin de la matinée.
A peine le temps de se restaurer et nous voilà repartis pour l’après-midi.
Jean Guillaume se joignant aux exposants et démonstrateurs en extérieur ouvrait un stand de démonstration de taille de silex avec des pierres à débiter et des percuteurs en bois d’élan ou de renne qu’il avait aussi apportés. Aussitôt posé, son stand fut assailli par les tailleurs de pierres, lauziers, carriers ou bâtisseurs de pierres sèches, désireux de s’essayer à la taille de silex, assis sur une chaise, la pierre sur une pièce de cuir posée sur la cuisse, le percuteur dans la main.
L’après-midi se déroulait avec une sorte d’euphorie autour de ces échanges entre personnes se retrouvant sur les mêmes pratiques ancestrales, heureux de croiser les savoir-faire.
Alors qu’un tailleur de lauze venait de s’essayer à la taille de biface en silex avec un percuteur en bois d’élan, il eut envie d’essayer le percuteur préhistorique pour tailler sur une lauze fine et former la partie arrondie si caractéristique des toitures de lozère. En quelques coups magistraux, il réalisait avec une aisance surprenante son arête arrondie, et relevant la tête, étonné, dit simplement : « C’est génial ! »
Interpellant d’autres artisans, il leur proposait d’essayer à leur tour, tous, de manière unanime, constatent l’efficacité de ce « nouvel » outil utilisé depuis … la nuit de temps. Comme si la modernité, ou plutôt le progrès, jaillissait du passé.
S’ensuivit toute la journée des tentatives diverses, mêlant pratiques d’aujourd’hui et pratiques ancestrales, rappelant à tous et avec force combien nous sommes encore si proches de ce qui nous semble si lointain.
Cette journée d’hiver s’achevait sur des échanges de contacts et des désirs de poursuivre l’exploration plus loin encore.
Rendez-vous fut pris pour que Jean-Guillaume puisse approfondir ce que nous venions de toucher avec nos yeux et du bout des doigts, dans le sensible et l’intemporel. C’est ainsi que l’archéologue spécialiste du paléolithique ira prochainement faire une résidence d’étude en immersion à l’ABPS.Et moi, après ce court week-end fabuleux, en retournant dans mes montagnes cévenoles voisines presqu’entièrement façonnées par cette architecture paysanne ancestrale reposant sur la maîtrise de la pierre sèche, j’observai les paysages avec un regard encore plus neuf et un plaisir inouï.
Tous ces aménagements savants du paysage à perte de vue ont permis de retenir la terre et l’eau ,et ont rendu possible aux humains leur installation en adéquation totale avec les éléments existants dans des paysages des plus arides.
A l’instar d’une visite dans une grotte ornée où le passé le plus lointain rejaillit immédiatement, ce genre d’expérience offre un voyage dans le temps stupéfiant, et nous relie instantanément à notre relation au vivant, celle-là même dont nous déplorons aujourd’hui la coupure.
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Illustrations : Tom Joseph
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