Marche du 3 au 7 juin
Départ : Conques-en-Rouergue (12) ➤ Arrivée : Latronquière (15)
Récit de la semaine 5 –
par Pauline Hoa
Titiane, Jean-Guillaume et Agnès foulent le tronçon qui sépare Conques d’Assier, du schiste, du quartz au calcaire…
C’est la première fois depuis plusieurs semaines que le soleil nous fait l’honneur de pré-chauffer les marcheurs avant leur départ ; Conques se dévoile, limpide, somptueuse sous sa coquetterie si souvent vaporeuse. Georges Matichard accompagne la marche ce lundi, comme tous ceux de la semaine ; direction Lesquille, sur les hauteurs de La Vinzelle, avec ses toits de lauze, son éperon rocheux dominant le Lot. Les petites routes, ça favorise le dialogue, me dit Jean-Gui ce soir-là. On est côte à côte. Et Jean-Gui, il aime ça, la parlotte. Les chemins, c’est une expérience plus intime, on marche les uns derrière les autres, c’est plus de solitude, d’intimité.
Les marcheurs sont passés rencontrer Denys Bourdon, forgeron-coutelier installé à côté de Grand Vabre. Denys est un artisan qui a la particularité d’être engagé tout le long de la chaîne de fabrication de ses objets : depuis l’extraction du minerai qui lui sert à chauffer son bois, jusqu’à la finition précise de son couteau. L’échange est riche.
Le deuxième jour, les marcheurs arpentent le paysage jusqu’à un écrin de verdure autour du Moulin de Chaules, sur la commune de Saint-Constant. Le glougloutement de la rivière et le pépiement d’oiseaux bavards peuplent la nuit. Deux orteils s’égarent dans l’eau de la Ressègue, fraîche, saisissante, pour en ressortir immédiatement comme des poissons sauteurs. Encore trop froide, mais la sensation d’être vivants. Des ampoules sous les pieds, sur la croûte terrestre.
Arrivés chez Pierre Couderc le troisième jour, éleveur et spécialiste en momothérapie… Qui sont les momottes dont parle Pierre avec tant de douceur et de respect dans les yeux ? Ces êtres massifs, scrutateurs de nos propres failles humaines, affables et distingués…Ce sont des vaches salers à la robe brune intense et moirée, qui vivent sur les pentes des collines environnantes. Pierre les nourrit, les câline, leur cause, les soigne et les observe à longueur de journée. Il chuchote quand il les approche, leur grattouille le menton à l’aide d’un bâton, on le sent complice, joueur, avide de partager avec d’autres cette connexion qu’il entretient avec ses bêtes.
Pierre a aussi à cœur de tisser dans sa ferme d’autres formes de liens ; il invite Monik LéZart et les marcheurs à une petite soirée bâtie autour de Marcher depuis ; Georges propose une circonférence et la soirée se poursuit autour d’échanges et d’un repas mis en commun. Le moment est précieux, nous y rencontrons encore de nouvelles têtes, et revoyons avec plaisir d’autres personnes croisées ici ou là sur le parcours. La famille s’agrandit encore.
La trajectoire n’est pas la même que l’année passée sur cette semaine de marche, c’est la première fois que nous passons par le Cantal.
Moi je laisse les marcheurs, nous échangeons de rôle avec Estelle Martinet. Elle me remplace sur le terrain, maniant la voiture magique qui transporte toutes les affaires, qui allège les sacs et permet aux corps et aux cerveaux d’entrer dans l’insouciance et de se laisser glisser dans l’imaginaire sans le poids qui meurtrit le dos.
A Assier, où je rejoins Georges, la semaine s’organise.
D’abord au Copeau, où Mathilde Menant et Adeline Gay de l’association des Clous nous ouvrent la porte (maintenant familière) de cet espace incroyable, menuiserie retapée en salle de spectacle et lieu de résidence.
Ensuite à la médiathèque, où Catherine Meiser et Margot Taupin, en plus de nous avoir sélectionné quelques ouvrages en résonance avec le projet, nous accueillent pour l’exposition de notre atelier nomade. Il sera proposé aux usagers pendant toute la semaine. Notre atelier est ici agrémenté d’un outil formidable que je découvre : une carte interactive réalisée par les enfants de l’école, qui retrace notre Traversée 2024 avec des infos vidéo visionnables pour chaque étape. Un peu sous la forme des cartes de métro parisien, celles où l’on presse un bouton de station-destination et où apparaît alors toute la trajectoire lumineuse concoctée par la machine. Et bien là, c’est la même chose ; les enfants ont travaillé avec Thomas Wagner (conseiller numérique du Grand Figeac) et ont illuminé de points névralgiques l’ensemble de notre périple, de l’Aven d’Orgnac aux Eyzies. C’est saisissant de voir les multiples formes que peuvent prendre, encore, les rhizomes qui poussent de façon quasi autonome dans Marcher Depuis…
Nous avons rendez-vous avec une trentaine d’enfants de l’école du village, accompagnés par leurs instituteurs. L’idée ? Les faire sortir des murs de la classe pour les emmener sur les chemins. Les alentours, ils les connaissent très bien, mais peut-être n’ont-ils pas encore regardé certains détails qui ne peuvent se voir que si on lâche prise et que l’on débride un peu son imagination….
Les enfants ont entre 9 et 11 ans, il fait chaud, c’est comme le début de l’été (ressenti), et les joues sont déjà roses, d’excitation, et de soleil piquant. D’abord, les enfants marchent sur une échelle de temps ; partir de Toumaï (premier australopithèque) devant l’école, et arriver en quelques centaines de mètres au jour d’aujourd’hui, juste devant le portail du Copeau. Ça fait quelques millions d’années en quelques centaines de mètres, et le temps qui semble s’accélérer sur les derniers centimètres, avec une si petite distance représentant notre ère moderne. Nous sommes si peu de choses….
Ensuite, les enfants ont marché en binôme, l’un ayant les yeux bandés sans pouvoir voir, l’autre guidant le premier mais sans pouvoir parler. L’expérience d’être ensemble, de coopérer, de devoir se recentrer sur ses sensations et sur sa communication exclusive avec l’autre. Sentir de façon plus prégnante aussi ce qui nous entoure, ce qui effleure nos bras, éprouver les aspérités du sol sous nos pieds.
On enlève les bandeaux, une goulée d’eau et c’est reparti. Chacun est invité à ramasser… des yeux. Oui, de petits yeux blancs de calcaire, par terre, juste là, de modestes cailloux qui servent ensuite à incarner….des personnages.
Nombreux sont donc ceux qui naissent grâce aux enfants sur le muret qui borde le sentier. Le chemin s’anime, c’est une galerie de portraits qui surgit des rocailles… ici un crocodile hilare, là un ancien cheminot moustachu. Le principe des paréidolies appliqué aux cailloux (cette tendance instinctive à trouver des formes particulières dans des images désordonnées, comme les nuages par exemple). Les enfants en sont toujours les plus grands spécialistes, c’est indéniable.
Nous finissons la balade juchés sur le grand Dolmen ; là les petits spécialistes expérimentent le jeu de cartes inventé par Chloé Cruchaudet. Une carte, une consigne ouverte pour décaler encore un peu le regard. « Fais trois pas et dessine ce qui se trouve son ton pied », par exemple.
Décaler le regard et trouver de quoi clôturer symboliquement leur semaine de marche, voilà ce que le trio de marcheurs a décidé aussi de faire le dernier matin.
Il faudrait d’abord raconter la visite à la Grotte de Pech Merle où Bertand Desfois les a conduit généreusement, mais je n’y étais pas, et Titiane a écrit quelques lignes très sensibles à ce propos. Je pourrai faire preuve d’imagination et me représenter à mon tour ce qu’ils ont pu ressentir dans cette grotte ornée, peuplée, originelle, sensuelle. Je crois que ça a été une expérience très forte, surtout pour Agnès et Titiane pour qui c’était la première fois.
Amender les derniers kilomètres de terre d’un regard puissant et symbolique, voilà ce qu’on donc fait les marcheurs en cherchant à coudre avec leurs pieds sur la frontière. Quelle frontière ? Leur ai-je demandé, incrédule….Et bien la lisière invisible entre le Massif central et le bassin aquitain. Le bord de la mer qui commençait là, au Bouyssou. Regardez, là, ce sont les premières pierres de calcaire que nous voyons depuis le début du tronçon !
A leur arrivée à Assier, et après un décompte méticuleux du nombre de milans volants dans le ciel du Quercy, les marcheurs en dénombrent… 38 ! 38 milans espiègles qui résonnent malicieusement avec les 38000 ans de notre périple ….
TEMPS FORT 8 JUIN ASSIER
Le Temps Fort à Assier est un moment que nous aimons beaucoup ; l’association des Clous mobilise pas mal de gens autour d’eux, ils ont l’habitude de le faire, ils ont envie, ils sont curieux et c’est communicatif.
Le public vient nombreux. Titiane, Agnès et Jean Guillaume proposent une restitution de leur semaine de marche sous les arbres. Titiane nous lit quelques lignes de son carnet, offre une infusion d’achillée millefeuilles et nous fait écouter un échantillon enregistré d’une conversation du trio sur le bord du chemin. C’est simple et sensible. Agnès montre des images qu’elle a photographiées, et combinées avec des éléments trouvés sur le parcours. Jean-Gui déploie une carte topographique du trajet de la semaine et y place des sachets de terre comme autant de petites fouilles archéologiques de surface ; c’est une stratigraphie horizontale qu’il nous suggère de regarder et de toucher.
L’année passée, nous avions organisé avec des Clous une rencontre intitulée « Habiter la terre depuis la nuit des temps ». Sensibles à cette forte couleur qui nous semble marquer le territoire, à ces initiatives locales puissantes et ingénieuses liées à la paysannerie (cf la Ferme de la Rauze et sa foncière élémentaire*), nous avions souhaité prolonger ces discussions.
C’est ainsi qu’est née, grâce à notre complice François Pecqueur, l’idée de proposer à Gérard Mordillat de venir, et celui-ci a généreusement accepté. Gérard est réalisateur et cinéaste, auteur d’un documentaire nommé « Posséder la Terre ». La soirée du 8 juin est donc placée sous le signe des questionnements liées à la gestion de la terre, aux biens communes, à la manière de définir et de se représenter le concept même de propriété.
La salle du Copeau est pleine, il fait chaud, les cerveaux sont en ébullition, le vidéoprojecteur de CinéLot bourdonne. On y parle de droits de la nature, des différents rapports qu’entretiennent les peuples avec la notion de propriété, des échelles de grandeurs pour comprendre et mettre en œuvre des initiatives de protection des communs. J’y apprends notamment que les castors ont failli disparaître au Canada (mais ont paradoxalement été sauvés par une privatisation de leur milieu naturel), que si Coca-Cola a réussi à être une personne morale pourquoi pas un fleuve, et que les juristes de tous les pays sont décidément liés par une fâcheuse uniformité vestimentaire.
D’autres y verront la difficulté de nommer, de comprendre et de se mettre d’accord sur la notion même de propriété. Ambigüe, et ce depuis le début de sa première tentative de définition.
Les échanges se prolongent ensuite dans le jardin du Copeau, comme l’année dernière où une assemblée avait pris forme pour continuer à se questionner, sous les arbres. J’aime lorsque Gérard évoque les experts qu’il a rencontrés pendant ce tournage, et leur capacité à admettre leur méconnaissance de certains sujets, contrairement à d’autres interviewés dans les médias de masse. Oser admettre que l’on ne sait pas. Voilà sans doute une composante essentielle dans la possibilité d’exercer un réel sens critique.
Parler de la terre, c’est aussi la goûter. Alors la joyeuse assemblée, empoignant chaises et bancs avec elle, s’en va déguster le repas paysan concocté par les membres du Copeau.
Merci à vous ! Ce fut encore une soirée pleine de sens…
*voir à ce propos le récit de la Traversée 2023, semaine #5.
Voir aussi leur site qui explique très bien la démarche et que nous encourageons mille fois.
Les 3 marcheurs-marcheuses
Jean-Guillaume Bordes
Préhistorien
Spécialiste de la signification culturelle des industries lithiques, enseignant-chercheur à l’Université de Bordeaux et responsable des fouilles du Piage pendant de nombreuses années, Jean-Guillaume transmet aussi sa passion pour la taille de silex avec bois d’élan ou de rennes à des artisans lauziers couvreurs quand l’occasion s’y prête.
Titiane Haton
Cheffe de projet éducation à l’environnement – auteure
Formée en urbanisme et sciences de l’écologie en Angleterre, Titiane est cofondatrice de l’Atelier Zaatar qui propose de cultiver une relation au paysage vivante et sensible à travers l’art culinaire. Elle a récemment publié Cuisiner les plantes sauvages du jardin aux Editions Zulmer .
Agnès Rosse
Plasticienne et poétesse
« Et si nous ne refoulions pas avec constance l’évidence que nous sommes des mammifères, le monde irait mieux, non ? ». Diplômée de l’école des Arts décoratifs de Strasbourg, vivant à Sète, Agnès crayonne, colle photographie, installe, filme, écrit, pour questionner nos relations au vivant et nourrir une réflexion sur l’humain et la nature.
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L’agence Monik LéZart produit des spectacles, des textes, des images et des objets. Elle se crée un monde et aime à le partager.
Illustrations : Tom Joseph
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